Chaque image cache une belle histoire... Dans un recoin de mon sac à dos, entre une lampe frontale et un bout de ficelle, se cachent un petit carnet et un stylo. Lors de mes nombreux bivouacs et sorties en montagne, j'y griffonne quelques anecdotes. Et si la majorité d'entre elles n'ont que peu d'intérêt, certaines méritent d'être racontées.
- Renne sauvage en Norvège -
À la fin de l'automne, je quitte les massifs alpins pour rejoindre les vastes étendues et les montagnes norvégiennes. Cap au Nord ! Je retrouve cette sensation de se sentir tout petit dans un environnement vaste et inconnu.
À ces hautes latitudes, le relief, moins marqué que celui des Alpes, est couvert d'une végétation rasante ou de lichens. Entre chaque sommet, des tourbières et des zones humides dessinent des vallons au franchissement délicat. Dans ces grandes étendues vivent des animaux emblématiques des contrées : les rennes sauvages. Ces hardes regroupant parfois plusieurs centaines d'individus sont la raison de ma venue en Norvège.
Empreinte de renne
Bivouac venté et enneigé
Harde sauvage
Ainsi, me voici au septième jour de mon aventure nordique avec jusqu'à maintenant quelques observations furtives et lointaines de rennes malgré la vingtaine de kilomètres quotidiens. Après une nuit difficile dans des vents soufflant à 35 km/h avec des rafales à 50 km/h, je lève le camp pour repérer un nouveau secteur. Le plafond nuageux bas engloutit les sommets, je jette tout de même quelques coups d'oeil aux jumelles et j'aperçois à plus de 3 km de moi une harde. L'approche est longue mais je finis posté à 200 m d'eux, incapable de m'avancer davantage sans être repéré. La harde passe la journée perchée sur ce sommet, distante et méfiante au moindre de mes déplacements.
Harde de rennes sauvages.
Le lendemain, il ne reste que les empreintes de cette harde. Les traces sont estompées par la fine pluie de la nuit. Selon le sens du vent et le relief, j'imagine la trajectoire des rennes et je décide de suivre cette direction qui me ramène vers mon point de départ. En sortant d'un brouillard jusque là impénétrable, le paysage est bien différent, teinté des dernières couleurs automnales. Je gravis une énième butte pour balayer le décor de mes jumelles et je tombe face à un groupe de cinq rennes qui semblent tout aussi surpris que moi. Ils s'éloignent tous, sauf un gros mâle. Je le suis discrètement, il est bien plus facile d'approcher un renne seul qu'une harde avec plusieurs centaines de paires d'yeux et de narines. Grâce au relief et à la végétation, je réussis à m'approcher de ce mâle sans trop de difficultés. Au final, je passe trois heures à ses côtés, émerveillé. Peu à peu, je me rends aussi compte que son attitude est intrigante. Il marche en formant des cercles de quelques mètres de diamètre. Ensuite, il s'arrête comme pour vérifier ce qui l'entoure avant de se remettre à tourner en rond pendant de longues minutes, parfois en passant à quelques mètres de moi. L'avant de l'un de ses bois, pourtant si épais, semble brisé et son oeil droit a des teintes rougeâtres. Tout cela me fait penser aux séquelles d'un combat d'une grande intensité. Cela pourrait-il expliquer ce comportement si particulier ?
Forcé de quitter le renne à la nuit tombante pour installer rapidement ma tente, je choisis un petit replat de lichens me permettant de passer la nuit au sec. Dans mon abri de toile, la chaleur du réchaud apporte le confort dont j'ai besoin avant de me glisser dans mon duvet. Est-ce que cette observation hors du temps se poursuivra demain ?
Réveil dans l'humidité
Dans la toile de tente
Au lever du jour, en sortant de ma tente, la toundra semble vide. Le mâle observé hier n'est plus là. Pour m'en assurer, je monte sur un sommet au dessus du camp. Après de longues minutes avec mes jumelles, je finis par apercevoir un groupe de quelques rennes sauvages. Parmi eux, je reconnais immédiatement le vieux mâle aux bois épais. Il a finalement été rejoint par d'autres individus et ils repartent ensemble vers le nord, à l'opposé de l'endroit ou je dois retrouver ma voiture. Je les regarde donc s'éloigner doucement. La silhouette de cet animal restera gravée dans mes souvenirs : un corps élancé avec un cou trapu qui soutient fièrement une tête surmontée de bois majestueusement ramifiés.
Renne sauvage dans l'immensité de la toundra.
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- Chamois dans la tempête -
Alors que le jour se lève, mes skis de randonnée font la trace dans quarante centimètres de neige fraîche. Depuis la veille, il neige en continue et je pense aux chamois sous les flocons. Ce matin, je me suis décidé à les rejoindre sur les crêtes blanches soufflées par le vent. Une couche de neige légère couvre les épicéas. La forêt semble paisible, comme figée par l’hiver.
Montée à skis de rando en forêt.
En quittant les derniers arbres, le vent se lève. Quelques centaines de mètres plus haut, je sais que les chamois l’affrontent avec bravoure, tout au long de l’année. Dans cette étendue immaculée, je finis par repérer trois points noirs grattant la neige à la recherche de nourriture. Je les approche lentement pour qu'ils m’acceptent, en restant à une distance raisonnable. Une fois en place, je reste deux heures à leurs côtés subissant le froid et le vent. Ne sentant plus le bout de mes doigts de pied à cause de l'attente dans la neige, je me résigne finalement à rejoindre le confort de la vallée, laissant les chamois dans ces conditions qui forcent au respect.
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- Un réveil parmi les tétras lyre -
5h15 - Il fait encore nuit noire. Nous sommes fin avril et je suis bien au chaud dans mon duvet, malgré les basses températures à 1800 m d’altitude. Un chant étrange mais familier me tire de mon sommeil. Un roucoulement grave parfois entrecoupé de brefs chuintements. Ce chant est celui d’un oiseau aussi merveilleux qu’intrigant : le tétras lyre.
Enregistrement du chant des tétras lyre.
5h30 - Il s’agit déjà de ma quatrième nuit de suite sur ce secteur. Après quelques repérages matinaux, j’ai installé ma tente-affût la veille sur un léger replat encore enneigé au dessus de la limite de la forêt. Cela me permet d’y passer la nuit pour être prêt à photographier les tétras lyre dès les premières lueurs du jour. En effet, à cette période de l’année, les mâles (ou coqs de bruyère) montent chaque jour au petit matin pour parader sur des places de chant bien définies en espérant se faire remarquer par les femelles.
Tente-affût Tragopan V6 installée face à la place de chant.
6h - Le versant est encore plongé dans la pénombre. Depuis la tente, en regardant par l’interstice de l’ouverture d’où dépasse mon appareil photo, j’aperçois la silhouette d’un tétras posé sur la place de chant à une trentaine de mètres de moi. Il se détache en ombre chinoise sur un fond de neige dans un décor bleu nuit. Hier à la même heure, deux coqs se défiaient devant la tente. Ils ont fini par se prendre le bec et se voler dans les plumes. J’ai eu juste le temps de filmer quelques secondes cet affrontement avant qu’ils ne se séparent pour aller donner de la voix un peu plus loin.
Combat de coqs, vidéo brute avec en fond le bruit de la stabilisation de l’objectif.
7h - Les notes de ces chanteurs printaniers se font toujours entendre sur le versant. J’observe la chorégraphie fascinante à laquelle se livre le tétras toujours posé devant ma tente-affût. Les plumes de la queue déployées en forme de lyre, il se penche en avant pour roucouler. Régulièrement, il se redresse brusquement en émettant un chuintement plus aigu et en écartant ses ailes. Alors, il prend un instant pour regarder ses concurrents sur le versant puis il se relance dans son chant guttural. À petits pas, il se tourne dans une autre direction et poursuit ce manège incessant.
7h30 - Le chant des tétras s’estompe doucement. Un à un les coqs arrêtent leurs parades et referment leur lyre. Ils restent de longues minutes en boule, à observer ce qui se passe autour d’eux puis dans un dernier cri, chacun finit par regagner la sécurité de la forêt pour y passer la journée, se nourrir et se reposer.
Fatigué par les réveils précoces de mon séjour parmi les tétras lyre, je m’allonge pour retrouver le confort de mon duvet. Je finis par m’endormir alors que dans ma tête, tournent en boucle les images de ce coq sombre dans un décor de neige immaculée…
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- Une souille et des cerfs -
L’automne, saison des couleurs et du brame du cerf. Une période sensible, primordiale à la conception d'une nouvelle génération, où il faut se faire discret pour observer ce spectacle sans dérangement.
À la mi septembre, je pose un piège photo braqué sur une belle souille repérée à la fin de l’été. Il me sert à surveiller l’activité de cet endroit stratégique sans être sur place. C'est ici que les cerfs viennent marquer leur territoire et prendre des bains de boue.
Je remonte relever le piège à la fin du mois, le brame a déjà commencé et je devrais pouvoir identifier certaines habitudes des animaux. Plus de 900 vidéos, la carte SD est pleine depuis quelques jours. En m’attardant uniquement sur les heures de déclenchements, je note une activité régulière en début et fin de journée. Au moins 5 ou 6 cerfs différents sont présents dans le secteur pour se disputer la harde de biches.
Extraits des vidéos du piège photo installé sur la souille.
Pour ne pas être trop proche de la souille dans cet environnement fermé tout en restant à hauteur, j'opte pour un affût perché dans bel un épicéa couvert de lichens. Assis sur une branche très peu confortable, j'y passe la soirée et la matinée suivante. Malgré ma patience, je ne fais aucune observation. J’entends en contrebas les raires des cerfs mais aucun animal ne se montre à la souille. Je doute. Suis-je trop proche ? Mal placé ? En fin de matinée, quand la forêt retrouve son calme, je quitte l’affût en laissant le piège.
Mon affût perché, derrière un filet de camouflage.
Une semaine plus tard, de retour dans le secteur je me décide à tenter de nouveau ma chance à la souille. Le piège photo, récupéré la veille, montre des passages de cerfs et de biches à des horaires plus irréguliers et souvent en pleine journée. Cela pourrait expliquer l'échec de mon dernier affût.
Tôt le matin, je m’installe dans le même arbre que la dernière fois. J’entends cette fois aussi les cerfs bramer plus bas. Depuis la veille, la pluie ne s’arrête pas et les nappes de brouillard se succèdent. Je suis confiant, j’aime bien ces conditions plus exigeantes. Les gouttes de pluie et les feuilles de bouleaux jaunies par l'automne donnent du caractère à ma composition, il ne manque que le sujet…
Soudain un raire retentit juste à côté. Un beau cerf arrive à la souille par la droite. Il ne reste que quelques instants, brame une nouvelle fois puis repart. J’ai juste eu le temps de faire une série d’images. Déjà content, je patiente en espérant qu’il repasse.
Composition et images du premier passage.
À peine dix minutes plus tard, alors que la pluie s’intensifie, le cerf revient d’en face. Il avance droit dans ma direction et brame à plein poumons. Je n’aurais pu espérer mieux ! Je déclenche plusieurs fois, couvert par le bruit de la pluie. Lui ne tarde pas à disparaître à nouveau, sûrement à la poursuite d’une biche. Une fois certain qu’il s’est éloigné, je regarde mes photos. Figé en plein mouvement, le cerf se tient au centre de l’image et brame vers mon objectif. Même le poil trempé par la pluie et les pattes dans la boue, on perçoit cette puissance pure et sauvage qu’il dégage. Une rencontre brève mais intense qui met fin à une semaine de sorties sans image.
L'image de cette matinée pluvieuse, symbole parfait du brame.
J’attends encore une heure de plus sous une pluie froide avant de me décider à rentrer. Trempé et grelottant, je descends le plus discrètement possible de l’épicéa, je range rapidement mes affaires, jette mon sac sur mon dos et m’éloigne, un petit sourire de joie au coin des lèvres…